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Droit à la déconnexion : obligation pour l'employeur, enjeu pour les salariés

En cette période de grandes vacances, la question du droit à la déconnexion refait surface. Peut-on réellement séparer sphères professionnelle et personnelle ? Qui n'a pas dans son entourage une personne les yeux rivés sur ses mails professionnels, même à la plage ? Loin d'être évidente à mettre en œuvre, une nouvelle disposition du code du travail donne du fil à retordre aux chefs d'entreprise comme aux salariés.
Droit à la déconnexion : obligation pour l'employeur, enjeu pour les salariés

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Le droit à la déconnexion est issu de l'obligation générale de santé et de sécurité qui pèse sur l'employeur. « Aujourd'hui, avec la multiplicité des moyens informatiques et numériques mis à disposition des salariés, cette obligation est de plus en plus compliquée à respecter. En effet, de nombreux salariés rentrent à leur domicile, après les heures de travail, avec leurs smartphones et leurs ordinateurs portables et se connectent. Cette connexion est souvent volontaire mais elle peut parfois être contrainte. Le souci est que les salariés ne se déconnectent plus du travail, d'où l'introduction de ce droit dans le code du travail », nous expliquait Anne-Sophie Le Fur-Leclair, avocat associé du cabinet Cornet Vincent Ségurel, spécialiste des questions sociales, lors de l'entrée en vigueur de ce nouveau droit, début 2017.

Cependant, la mise en application de ce dernier paraît compliquée, qui plus est pendant les vacances d'été. De fait, 51,5 % des cadres se sont connectés l'été dernier selon une étude sur les pratiques numériques des salariés pendant les congés, réalisée en septembre 2017 par le cabinet Eléas.

Le travail en pleine mutation

Un webinar récent intitulé « Droit à la déconnexion :
une première réponse à une lassitude nommée travail », animé par Jean-Claude Delgenes, directeur général de Technologia (cabinet d'expertise agréé par le ministère du Travail), explique parfaitement ce phénomène.

La première mutation est celle de l'accélération sensible du temps.
« Aujourd'hui, il n'y a plus d'ordre immuable », explique l'expert en prévention des risques psychosociaux. Cet ordre jadis imposé par la nature, le jour, la nuit, la fin de semaine… « À l'heure actuelle deux tiers des Français travaillent en horaires atypiques », c'est-à-dire le soir ou les week-ends. Cet état de fait entraîne une interconnexion des temps de réflexion, de décision et d'action, des difficultés au travail et un recul de la santé psychique.

En outre, nous subissons la concentration urbaine, la globalisation et la multiplication des interconnexions à la fois physiques (temps de transport accru qui avoisine les 2 heures quotidiennes en moyenne) et digitales. Les uns parlent de « surcharge informationnelle »,
et les autres d'« infobésité ». De plus, nous accusons une énorme dette de sommeil. « Au quotidien au travail, un Français sur deux s'estime fatigué »,
déplore Jean-Claude Delgenes.

Enfin, le travail lui-même est en pleine mutation avec une demande exponentielle d'investissement, d'autonomie et l'accroissement des charges de travail. Par ailleurs, les trois piliers du contrat de travail sont remis en cause :
le lieu de travail, le lien de subordination et surtout le temps de travail. Les outils et applications personnels entrent désormais dans l'espace professionnel et vice versa, notamment avec le smartphone et les courriels.

« Le droit à la déconnexion tend à répondre à ces temps d'interconnexion trop importants, à cette infobésité, cette sollicitation cognitive et à cette surcharge d'informations préjudiciable pour l'individu », commente Jean-Claude Delgenes. Toutefois, certains salariés ne perçoivent pas ces risques. « On peut supposer que le poids des responsabilités et les desseins de carrière pour les plus jeunes incitent à rester connecté au travail et ses enjeux, qui eux ne s'arrêtent pas avec les mois d'été », souligne Xavier Alas Luquetas, dirigeant fondateur d'Eléas, spécialiste de la prévention des risques psychosociaux.

« Cette réglementation est intéressante mais n'est pas, malgré tout, la panacée pour répondre à une fatigue évidente aujourd'hui concernant la question du travail dans notre pays où l'intensité s'est accrue fortement », considère Jean-Claude Delgenes.

CHIFFRES CLÉS

- 33,5 % des actifs déclarent rester connectés pendant leurs vacances d'été ;

- 51,5 % des cadres se sont connectés l'été dernier ;

- 37 % des actifs utilisent les outils numériques professionnels hors temps de travail ;

- 27 % des actifs déclarent que ne pas se connecter pendant les vacances entraîne un sentiment de culpabilité ;

- 62 % des actifs réclament une régulation des outils numériques professionnels avec une proportion plus forte chez les cadres (75 %) et les jeunes (76) ;

Sources : études Eléas “Pratiques numériques des salariés pendant les congés”, septembre 2017, et “Pratiques numériques des actifs en France”, septembre 2016.

Les enjeux juridiques de l'hyperconnexion

Le droit à la déconnexion répond aux obligations légales qui pèsent sur les employeurs. Il s'agit
« d'une avancée qu'il faut souligner et saluer », selon Jean-Claude Delgenes.

La loi du 8 août 2016, dite “loi Travail” ou “loi El Khomri”, a créé ce fameux « droit à la déconnexion ». Elle a ajouté un alinéa 7° à l'article L2242-8 du code du travail disposant que « Les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l'entreprise de dispositifs de régulation de l'utilisation des outils numériques, en vue d'assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale. »

Ce nouveau droit découle de l'obligation de principe de l'employeur figurant à l'article L4121-1 du code du travail, à savoir assurer la sécurité et la santé physique et mentale de ses salariés. Ce n'est donc
« pas une nouveauté ».

La « non-déconnexion » ou le fait de continuer à travailler, à regarder ses courriels, à être à la merci d'un appel d'un manager en dehors de ses horaires de travail peut en effet avoir un impact sur la santé du salarié et entamer la qualité de son repos quotidien (11 heures) et hebdomadaire (35 heures). Ce droit a également pour but d'assurer le respect de la séparation entre la vie professionnelle et la vie personnelle et familiale du salarié.

« Aujourd'hui, les salariés n'hésitent plus à verser au débat l'ensemble des e-mails qu'ils ont envoyé à leurs collègues ou à leurs clients à 22 h, 23 h et à 7 h du matin pour solliciter le paiement d'heures supplémentaires. La prudence est donc de mise et les employeurs doivent se saisir de ce thème afin d'anticiper tout dérapage qui pourrait finalement leur coûter cher », alerte Maître Le Fur-Leclair.

« Tout est une question de management et d'organisation de la charge de travail », selon Jean-Claude Delgenes qui met en avant « la nécessité de garantir un droit au temps comme le droit à la propriété ».

L'expert rappelle que la jurisprudence tend à étendre le bénéfice de cette loi au-delà du seuil de 50 salariés. Le droit à la déconnexion devient donc la règle pour tout le monde dès qu'il y a eu exagération au niveau du temps de travail.

« Le code du travail ne prévoit pas de sanction si l'entreprise ne négocie pas ou si elle ne rédige pas de charte sur les modalités de deconnexion. Mais, à mon sens, les entreprises, quelle que soit leur taille, ne peuvent aujourd'hui éviter ce débat. Il faut dialoguer et mettre en place des bonnes pratiques en bonne intelligence », estime Me Le Fur-Leclair.

Cette dynamique de concertation est en cours au niveau de la sphère privée comme publique et les Direccte ont tendance à contrôler davantage si les règles du droit à la déconnexion sont respectées.

L'études Eléas sur les pratiques numériques des salariés pendant les congés confirme que la déconnexion en dehors du temps de travail est
« un usage de plus en plus pratiqué et que le cadre légal s'appuie sur une tendance culturelle de fond témoignant de l'aspiration d'une société à mieux concilier vie personnelle et vie professionnelle ». Ainsi, « les entreprises doivent apprendre à anticiper cette évolution et trouver les modalités qui permettront de réguler les conséquences de l'utilisation massive d'un droit à la déconnexion », témoigne Xavier Alas Luquetas.

Des solutions entre contrainte et pédagogie

Les applications de la loi diffèrent. Les dirigeants peuvent adopter une démarche contraignante purement matérielle : en contrôlant l'accès aux outils numériques des salariés.

Cela se traduit concrètement par le « switch », la fermeture de l'accès aux serveurs pendant le temps de repos et les congés. Cette approche un peu coercitive utilisée par certaines grandes sociétés, comme Volkswagen, a abouti au résultat contraire, en provoquant des pics d'activité à la réouverture des serveurs. Difficile en effet pour le salarié de se « déconnecter »
en partant le vendredi soir sachant que 300 mails l'attendent le lundi matin.

Plus farfelu, certaines sociétés imposent à leurs salariés des moments de silence pour déconnecter. Elles coup-
ent ainsi tout accès aux mails et aux téléphones une matinée par semaine, instaurent des journées sans courriels et installent même des salles de sieste.

D'autres obligent les salariés à laisser leurs outils de travail dans les locaux de l'entreprise.

« Les actifs apprécient la souplesse d'utilisation des outils numériques. Mais, ils attendent que leur entreprise en régule l'usage : ils disent oui au droit à la déconnexion, non à l'impossibilité de se connecter », déclare Xavier Alas Luquetas.

Perspicaces, certaines entreprises, à l'instar d'Atos, Samsung, Condé Nast, Pinterest, Oracle… ont fait le choix de remplacer en partie l'usage des e-mails par des plateformes de communication interne et la mise en place d'alternatives numériques comme Trello et Slack.

Toutefois, une démarche comportementale paraît plus adaptée. « L'exemplarité doit venir d'en haut, au niveau managérial », considère Nils Veaux, avocat attaché au cabinet Plein Sens à Paris. Selon lui, il faut encourager les salariés à exercer leur droit en édictant des chartes de bonnes pratiques des outils numériques. Et cela afin d'engager une réflexion personnelle de chacun sur l'utilisation qu'il fait de ces outils.

Le manque de formation sur l'usage collectif des nouvelles technologies entraîne l'impérieuse nécessité de repenser et négocier ses conditions de travail.

« Il faut véritablement assurer la régulation de l'usage des courriels en éduquant les uns et les autres », explique l'expert Jean-Claude Delgenes.

Ainsi, des sociétés innovantes ajoutent d'ores et déjà des messages déculpabilisateurs en bas de leurs mails du type « Ce courriel n'appelle pas de réponse immédiate », ou en diffèrent l'envoi à des horaires de travail classiques et journaliers.

La reconnaissance du télétravail est aussi une bonne option. Certains employeurs inspirés permettent ainsi à leurs salariés d'inscrire eux-mêmes leurs heures effectuées en dehors du bureau sur leur compte épargne-temps, via intranet. Ces derniers peuvent aussi définir avec leur supérieur des temps où ils sont joignables et injoignables. Un véritable atout pour respecter la frontière entre vie personnelle et professionnelle.

Un accord de branche précurseur

La fédération Syntec – qui représente 80 000 entreprises et 910 000 salariés - avait déjà impulsé la signature d'un accord de branche le 1er avril 2014, avec le Cinov, la CFDT et la CFE-CGC, sur le thème de la durée du travail.

Cet accord était le premier à reconnaître une « obligation de déconnexion des outils de communication à distance,» pour les cadres travaillant au forfait jour afin de garantir le respect des durées légales de repos.

Il mentionnait notamment une obligation de mise en œuvre d'un outil de suivi du droit à la déconnexion pour l'employeur.

Une Absence relative de sanction relative

Le souci majeur est que le respect du droit à la déconnexion est ni contrôlé ni sanctionné. Néanmoins, les salariés peuvent tout à fait engager un contentieux prud'homal en apportant les preuves de leurs connexions intempestives à toute heure du jour et de la nuit afin que le juge les requalifie en heures supplémentaires.

« Le code du travail ne prévoit, à ce jour, aucune sanction. Pour autant, ce thème du droit à la déconnexion est un vrai sujet sur lequel les entreprises doivent très rapidement se pencher. En effet, les employeurs sont tenus à une obligation générale de santé et de sécurité à l'égard de leurs salariés. Entre notamment dans ce domaine, le respect de la durée du temps de travail », souligne Me Le Fur-Leclair, associée du cabinet Cornet Vincent Ségurel.

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