« Dans notre assiette, il y a 95 %% de droit », explique Jean-Paul Branlard, enseignant en droit alimentaire à l’université Paris IV - Sorbonne. Tout ou presque est réglementé. Dans nos habitudes alimentaires se trouvent des notions de droit, de religion, de géographie et de terroir. Excepté quelques produits qui ne sont pratiquement pas tombés dans les filets du droit, tels que la gambas ou encore le poireau, la quasi-totalité des produits alimentaires sont soumis à une réglementation. Et bien que cette dernière soit de plus en plus développée, le droit alimentaire reste difficile à maîtriser.
Ainsi, il existe trois niveaux en droit alimentaire. Un niveau mondial, régit par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le codex alimentarius, un niveau européen fait de directives et de règlements et un niveau français constitué de normes précises issues bien souvent des textes sur les fraudes et les falsifications datant du 1er août 1905. (Voir encadré).
« Le droit alimentaire est une spécificité de notre pays, affirme Jean-Paul Branlard. La France est la seule à avoir cette densité de droit. C’est un des rares pays où l’on a autant de décisions en la matière, au niveau du matériel de cuisine, sur la manière de cuisiner ou encore sur la façon dont un chef doit s’habiller », poursuit l’enseignant. Il est en effet étonnant pour nos voisins d’aller jusqu’au Conseil d’État afin de distinguer un oignon d’une échalote. »
Pourquoi une telle jurisprudence s’enseigne depuis peu ? La vigne et le vin s’étudient en droit depuis très longtemps. En termes alimentaires, la crise de la vache folle, dans les années 1990, a interpellé les juristes sur la question. Quant à la gastronomie, (gastro : estomac et nomie : la norme, la loi en grec) elle fait preuve d’intérêt depuis à peine une dizaine d’années.
À la table du monde
L’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui s’occupe des règles régissant le commerce international entre les pays, est un cadre de négociation où les gouvernements membres (plus de 150) essayent de résoudre leurs problèmes commerciaux. La première étape consiste à discuter. Ces négociations demandent des moyens importants pour être efficaces (juristes, experts, etc.). L’OMC s’est dotée d’un « pouvoir judiciaire ». Les pays qui s’estiment lésés peuvent porter plainte auprès de l’Organe de règlement des différends (ORD). Celui-ci présente la particularité d’avoir un fonctionnement proche de celui d’une juridiction, statuant sur une conciliation par nature non-juridictionnelle. Jean-Paul Branlard qui estime que « les règles de l’OMC interfèrent directement dans nos assiettes », souligne alors cette description par la mise en lumière du cas le plus célèbre : les bœufs américain et canadien aux hormones de croissance.
L’Union européenne s’est opposée à cette importation qu’elle considérait comme un risque d’atteinte à la santé publique. N’étant pas en mesure de donner des preuves d’un quelconque danger, l’Europe a dû se résoudre à payer une somme de dédommagement fixée par l’ORD : 116 millions d’euros pour les États-Unis et 11 millions pour le Canada. Sommes payées au détriment de certains producteurs français dont leurs produits, inscrits sur une liste noire, comme le roquefort, ont été taxés à 100 %% au passage des douanes américaines. Cette situation, pour le moins délicate, a finalement conduit l’Union européenne à accepter une viande dite de « haute qualité », « supposée sans hormones », précise l’orateur, provenant des pays nord-américains dans le but de mettre un terme à cette situation.
À l’international, il existe aussi le codex alimentarius créé par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et l’Organisation mondiale de la santé. Sa commission est l’organe exécutif où siègent près de 200 pays. Elle est chargée d’élaborer des normes alimentaires, des définitions et des critères applicables aux aliments. Elle joue donc un rôle important dans la normalisation alimentaire dans le monde. Ce grand livre de la cuisine mondiale a déjà délivré quelque 300 normes. Jusqu’en 1994, ce programme n’avait aucun poids juridique. L’OMC l’a donc reconnu cette même année considérant ses normes comme une règle. Le codex alimentarius fait donc référence depuis, en témoigne l’histoire de l’emmental.
Le codex stipule deux recettes de ce fameux fromage, l’une avec croûte et l’autre sans. La France, de son côté avait une seule et même recette historique, avec la croûte, preuve d’un long affinage et d’un savoir-faire ancestral. Une fraude sur le sol français vint bousculer l’ordre établi. Des producteurs français de meules sans croûte (méthode plus économique) ont été épinglés par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). L’affaire arrive en cour de justice européenne (CJCE), qui estime que la recette du codex l’emporte sur la française. L’histoire change donc le décret français qui introduit les deux recettes, l’une avec croûte (traditionnelle) et l’autre sans. Pour Jean-Paul Branlard, ce cas est « un parfait exemple de nivellement par le bas de la tradition gastronomique française ».
À la table de l’Europe
Les règlements communautaires sont de plus en plus nombreux. Le règlement n° 178-2002 correspond à la « charte alimentaire » de l’Europe. De même, l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires, le règlement européen INCO, est en application depuis peu de temps. Le droit européen prévaut sur le droit national. Les pays membres (28) peuvent être condamnés s’ils ne respectent pas les normes européennes. La France comme l’Italie, qui ont depuis fort longtemps des règles bien établies en la matière, sont les pays européens les plus souvent verbalisés. Un délit de fraude, tromperie ou de falsification expose à 2 ans de prison et 300 000 euros d’amende.
Cette obligation donne parfois lieu à certaines situations qui semblent en complète contradiction avec les traditions culinaires des pays. En France par exemple, le veau est abattu à 6 mois. D’autres pays le font à 8 ou même 12 mois. « C’est une vraie cacophonie, explique Jean-Paul Branlard, cela met en avant une concurrence déloyale. » L’Union européenne décide alors de fixer une norme. Jusqu’à 8 mois, il s’agit bien d’un veau mais entre 8 et 12 mois c’est un jeune bovin. Mais si la France tuait ses veaux à 6 mois c’était pour de bonnes raisons (rythme biologique de l’animal, possible apparition de maladies au-delà de cet âge…). Certains producteurs ont pu écarter ces conditions (6 mois) en obtenant des AOC et des AOP, suivant un cahier des charges. Parfois, des lois spéciales dérogent aux lois générales.
À la table de France
La France a une histoire culinaire séculaire. Cette exception se confirme non seulement dans les mets mais aussi dans le domaine de la justice, en témoigne le nombre de procès en la matière. Depuis très longtemps, la France a créé ses propres règles faisant ainsi sa réputation alimentaire. C’était sans compter sur l’Union européenne et ses nouvelles exigences qui ont quelque peu modifié les savoir-faire français et les habitudes des producteurs.
Grâce à la « dénomination de vente », certains produits échappent à cette normalisation européenne toujours galopante. Cette dénomination constitue la définition d’un produit. Elle est distincte de la marque sous laquelle ce dernier est commercialisé. Selon l’article R112-14 du code la consommation, la dénomination de vente d’un produit préemballé doit être « celle fixée par la réglementation en vigueur ou par les usages commerciaux ». Quand il n’y a pas de réglementation, la dénomination peut se faire selon des codes d’usage issus des traditions locales et régionales comme l’andouillette de Troyes ou le quatre-quarts breton. Cette dénomination doit également « être suffisamment précise pour permettre à l’acheteur d’en connaître la nature réelle et de la distinguer des produits avec lesquels elle pourrait être confondue ». Il existe une soixantaine de codes d’usage, des confiseurs à celui de la charcuterie en passant par celui de la quenelle récemment modifié.
Et même si quelques exceptions sont légion, les règles communautaires font foi au nom d’une harmonisation qui ne fait pas toujours sens dans les subtilités de la gastronomie française.