Avocats, juristes, universitaires, magistrats, psychanalystes, experts, membres de la CNIL et acteurs du marché de l’internet ont pu partager leurs points de vue sur l’e-réputation et ses problématiques. Constat amer : des dommages considérables - économiques pour les entreprises, psychologiques pour les particuliers, parfois fatals pour les ados isolés face à leurs écrans - et des recours inappropriés. Est-il trop tard ? Faut-il repenser ce droit ? Légiférer ? Trouver des parades techniques ? Verra-t-on émerger un droit de la personnalité numérique ?
Si André Meillassoux (photo), président de l’AFDIT et Clarisse Berrebi, présidente de la Commission des nouvelles technologies du CNB, ont ouvert cette journée de débats en présentant brièvement le sujet et les différents intervenants, c’est au professeur émérite Jérôme Huet qu’est revenu l’honneur de planter le décor.
Selon lui, ce sujet est « à la fois passionnant et transversal parce qu’il réunit des thèmes aussi variés que la protection des données personnelles et des marques et la réputation numérique des particuliers et des entreprises ». Nous sommes « tous concernés » par l’e-réputation.
Si « internet est une porte ouverte sur le monde », il n’en demeure pas moins générateur de nombreux risques. Le professeur Huet rappelle que cela pose de gigantesques problèmes de protection de la vie privée, des possibilités d'usurpation d'identité, de célébrité instantanée, la création d’un besoin de savoir pathologique et même une sorte d'espionnage entre les individus. « La réputation numérique se développe à ce prix ». Une partie du sujet est d’ailleurs subtilement traité en ce moment sur les toiles par le film « Men, Women and Children » de Jason Reitman.
Sophie Nerbonne, directrice de la Conformité à la Commission nationale informatique et libertés (CNIL), a exposé les risques de mise à disposition des données à caractère personnel sur le net et leurs solutions. La fameuse Loi « informatique et libertés » de 1978, modifiée au fil des évolutions numériques, tient son rôle de cadre juridique.
Pour la CNIL, cette problématique n’est pas nouvelle et pourtant source d’une actualité brûlante. Déjà en 1997, les juges parisiens condamnaient un homme à huit mois d'emprisonnement avec sursis et une amende conséquente pour la publication de photos intimes de son ex-compagne.
Depuis, la CNIL reçoit près de 6 000 plaintes par an. Plus d'un tiers d’entre-elles concerne le secteur de l'Internet et des télécommunications, dont 80 %% visent directement l’e-réputation.
Aujourd’hui, de nouveaux risques liés à la vulnérabilité des données personnelles émergent à l’image des scandales Prisme ou de l’iCloud.
Une dichotomie se fait naturellement entre l’e-réputation des personnes physiques et celle des personnes morales. Les enjeux et les solutions qu’elles soulèvent sont profondément distincts. Faut-il créer un régime juridique à deux têtes ?
Comme le rappelle Sophie Nerbone, les litiges soumis à la CNIL recouvrent deux cas de figures : soit l'intéressé a mis lui-même en ligne ses informations personnelles, soit c'est le fait d'un tiers. Si, en général, les problèmes d’e-réputation des entreprises sont générés par des pratiques de la concurrence, les litiges des personnes physiques ont plutôt comme origine des contenus postés par elles-mêmes. Le problème reste que la protection de la vie privée a été pensée pour des agressions externes et non internes.
Quoi qu’il en soit, pour les personnes physiques ou morales « la Révolution numérique est globale, profonde, fulgurante et contre-intuitive » selon Henri d'Agrain, directeur du Centre des Hautes Etudes du Cyberespace (CHECy). Nous sommes tous face au problème de la distinction entre l’identité physique ou réelle, et l’identité virtuelle dans ce contexte de transformation numérique.
Le cyberespace, entre libertés et régulations, est un nouvel espace de conflictualité. Pour cet ancien chef du bureau « systèmes d’information et de communication » de l’Etat-Major de la Marine nationale chargé des questions de cyberdéfense, il s’agit d’un « espace stratégique commun », tel que l’espace maritime, aérien ou fréquentiel. Il dénonce le manque de régulation internationale et rêve de la signature d'une convention internationale du cyber espace public.
Genèse d’un droit à l’oubli numérique ?
Avec l’arrêt Costeja de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 13 mai 2014 (Google Spain SL et Google Inc. vs Agencia Española de Protección de Datos et Mario Costeja González C-131/12), une étape importante de la protection des données personnelles, au regard des traitements de données opérés par les moteurs de recherche en Europe, a été franchie. En effet, cette jurisprudence accorde la possibilité aux personnes de demander aux moteurs de recherche, sous certaines conditions, le déréférencement de liens apparaissant dans les résultats de recherche effectués sur la base de leurs noms. Elle consacre ainsi non pas le « droit à l’oubli numérique » mais le « droit au déréférencement ».
Maria Gomri, directrice juridique de Google France, a bien voulu confier son retour d’expérience depuis cette jurisprudence fracassante à laquelle Google ne s’était pas préparé.
Depuis cette décision de la CJUE, Google France a dû mettre en œuvre la gestion des questions juridiques des atteintes à la réputation. Auparavant, la liberté d'expression et le libre référencement primaient, il y avait déréférencement uniquement sur injonction judiciaire. Aujourd’hui, les moteurs de recherche doivent mettre en balance l'intérêt du demandeur et l'intérêt public. « Cette mission est d'une ampleur considérable » souligne Maria Gomri.
A ce jour, en Europe, Google a reçu plus de 175 000 demandes de déréférencement depuis le mois de mai, portant sur 600 000 URL à analyser. Google France a immédiatement recruté une centaine de juristes afin de pouvoir analyser ces demandes. La firme a aussi mis en place un formulaire de demande de déréférencement, jugé peu clair et difficile d’accès par certains, comme Bertrand Girin, président de Reputationvip.com, éditeur de l’application « forget me » destinée à démocratiser le droit à l’oubli numérique. Le moteur de recherche Bing a, quant à lui, mis en ligne son formulaire en juillet.
Google retire à peu près 42 %% des demandes faites. Les critères utilisés ne sont pas généraux. Les demandes sont traitées au cas par cas car « rien n'est noir ou blanc », hormis les cas d'images compromettantes de mineurs sur Facebook, systématiquement déréférencées, contrairement aux condamnations d'élus politiques. Les juristes Google s'interrogent sur l'auteur de l'article devant être déréférencé, la portée politique du contenu notifié, l'auteur de la demande de déréférencement, la date de réalisation des faits... « Sur les 600 000 URL il y a à peu près 600 cas qui ont vraiment posés problème ». A peine une centaine de ces actions ont fait l'objet d'appel devant les autorités de régulation en France (CNIL) et en Europe (CJUE).
En attendant, ce manque de cadre juridique est criant lorsqu’on étudie de près les exemples de bad-buzz de marques sur internet ou les risques encourus par la jeunesse à cause des nouvelles technologies.
L’e-réputation des personnes morales : la crainte du bad-buzz
En 2013, les dirigeants plaçaient l’e-réputation comme un des problèmes majeurs pour leur entreprise selon une enquête réalisée par le cabinet Deloitte auprès de 300 dirigeants d’entreprises représentant tous secteurs industriels et zones géographiques confondus. Cette tendance se confirme en 2014 selon l’étude Deloitte. De fait, le « risque de réputation » est l’aléa stratégique le plus important pour près de 87 %% des dirigeants d’entreprise. Les compagnies d'assurance comme AXA ou Swiss Life l’ont bien compris. Elles offrent désormais des forfaits à environ 10 euros par mois comprenant une assistance juridique et financière à la protection de l'e-réputation d'une marque.
Christophe Caron, avocat et professeur agrégé à l’Université Paris-Est Créteil (Paris XII) atteste que la mauvaise e-réputation des marques est un classique en droit de la propriété intellectuelle. Toutefois, pour lui, « le bad-buzz n'a rien de nouveau, c'est la calomnie à l'ancienne ! » mais il prend des proportions exponentielles avec internet et les réseaux sociaux. Comment lutter contre la mauvaise e-réputation ?
- Identifier le fondement juridique pour protéger la réputation de sa marque : droit des marques, contrefaçon ou exception de parodie de marque (mais il faut impérativement un usage de la marque d'autrui dans la vie des affaires), ou responsabilité civile (article 1382 du Code civil avec une amende maximale de 20 000 euros selon la jurisprudence).
- Identifier le responsable de l'atteinte à la réputation de la marque : celui qui met du contenu sur le site qu’il exploite ou sur un site tiers. Difficulté d'identification de l’auteur des propos litigieux.
- Injonctions permettant de s'adresser à l'intermédiaire technique (fournisseur d'accès à internet et moteur de recherche) sans passer par l'auteur. Article L707-6 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) : contrefaçon de marque, et article L336-2 CPI : contrefaçon de droit d'auteur.
L’e-réputation des personnes physiques : la prise de risque des ados
Certains, comme Etienne Wery, avocat belge et éditeur du site « Droit et Nouvelles Technologies », font le plaidoyer d’une approche centrée sur l’efficacité de la protection de la jeunesse face à la tyrannie de l’image. Selon lui, « il faudrait remplacer les repères traditionnels par des repères universels, neutres et non-exclusivement juridiques ». La notion de mise en danger (de soi et des autres) est au cœur de cette problématique.
Nul ne peut nier qu’internet a modifié le paysage de la prise de risque, notamment à l'adolescence. Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie et psychanalyste, chercheur associé HDR à l’Université Paris VII. En 2007, il imagine les repères « 3-6-9-12, pour apprivoiser les écrans » à destination des parents. Selon lui, « la prise de risque est un ensemble de comportements, qui ont pour point commun d'opposer un jeune aux menaces physiques et psychiques ». Les neurosciences nous ont appris que si les ados ne maîtrisent pas trop mal le contrôle des impulsions, ils ont une réactivité phénoménale au contexte émotionnel. « Aujourd'hui, ce qui est en cause avec les problèmes d'e-réputation est le contrôle social émotionnel ».
Les adolescents s’exposent à des risques d'atteintes physiques (risque de viol autour de sites de rencontres pour ados, risque de comportements autodestructeurs autour de sites Pro-ana qui font l'éloge de l'anorexie, risque d’insultes sur les réseaux sociaux le week-end qui dégénèrent le lundi matin…) et d’atteintes morales (risque de dépression, risque de devenir soi-même agresseur : harcèlement, jeux vidéos en réseau, risque d’usage pathologique des médias sociaux ou même risque de dépendance aux jeux d'argent en ligne). Ces prises de risques peuvent avoir des conséquences dramatiques sur les ados souligne Claire Bernier, secrétaire générale de l’AFDIT et avocate, notamment lorsqu’elles se traduisent par des poursuites pénales.
Que faire ?
Internet est un monde dans lequel savoir s'orienter est plus compliqué que dans la vie concrète. Les facteurs de protection sont familiaux et culturels mais aussi juridiques. Une étude américaine récente montre que les jeunes se protègent de plus en plus sur internet. On remarque le même mouvement dans la population en général, notamment chez les personnes morales.
Des solutions techniques émergent pour mieux gérer sa personnalité numérique, telles que la mise en œuvre du droit au déréférencement, l’interaction avec les moteurs de recherche et même le recours à des applications comme « forget me », ou dans le pire des cas à des sociétés spécialisées dans l’image numérique comme « réputation VIP ». Nous pouvons même nous tourner vers un nouveau moteur de recherche français qui cache notre adresse IP. Innooo est un moteur de recherche et un réseau social citoyen créé par Luc Rubiello, auteur de la E-pétition « Digital Personality ».
Cependant, il ne faudrait pas que le droit à l'oubli numérique déresponsabilise les internautes. L’e-réputation est une question de responsabilité avant tout et de vigilance. Alain Bensoussan, en conclusion de ce colloque s’est interrogé sur l’opportunité d’une reconnaissance d’un droit de l’homme numérique. A l’heure actuelle, cela semble plus que nécessaire.