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Entreprises et Cabinets d'avocats : le New Deal

Par Christophe Roquilly, Professeur à l'EDHEC Business School, Directeur de LegalEdhec
Christophe Roquilly, professeur à l'EDHEC
Christophe Roquilly, professeur à l'EDHEC

Droit & chiffre Publié le ,

Même si le phénomène est variable selon le profil des entreprises – notamment leur taille et l’ampleur de leurs besoins en conseils juridiques – les rapports entre les entreprises et les cabinets d’avocats ont considérablement évolué ces dernières années. Les raisons sont multiples : rationalisation des besoins en services juridiques dans les entreprises dotées d’une direction juridique ; montée en puissance des problématiques de risk management et de compliance ; développement des technologies de l’information ; impact de la crise économique. Comme chacun le sait, une conjoncture économique difficile exacerbe les tensions concurrentielles. Dès lors, les cabinets d’avocats d’affaires sont dans l’obligation de développer une vraie réflexion stratégique. Des enquêtes récentes menées aux Etats-Unis ont mis en évidence certaines tendances. D’une part, les trois priorités des cabinets sont – dans l’ordre - le revenu, le recrutement des talents et leur rétention, et le niveau de profitabilité. D’autre part, la valeur du service, la qualité du service et le « centrage sur le client » constituent le « Top 3 » de leurs avantages concurrentiels. Enfin, pour les cabinets utilisant des indicateurs de performance, les trois indicateurs les plus utilisés sont le niveau de revenus, le niveau de profit, et le niveau de profit par associé.

« Pricing » et Business model

Il n’est guère étonnant que les préoccupations prioritaires des cabinets portent sur leurs revenus et leur profitabilité, étant entendu que le revenu annuel réalisé par un cabinet ne présume pas de sa marge. Revenus et profitabilité renvoient à plusieurs questions, que l’on peut exprimer simplement : que facture-t-on ? A qui ? Pour quel montant ? Même si les réponses à ces questions vont évidemment varier selon le type de cabinet et le profil des entreprises clientes, il apparaît que les directions juridiques des grandes entreprises ont une approche de plus en plus rationnelle de leur gestion budgétaire et du contrôle des coûts, ces deux éléments étant d’ailleurs souvent intégrés dans leurs indicateurs de performance.

L’époque de la domination – pour ne pas dire le monopole – de la facturation au « temps passé » (avec un coût horaire) est révolue ; des modes alternatifs tels que l’abonnement et le forfait se sont fortement développés. Mais comment passer d’un modèle de prix basé sur le temps passé (l’abonnement et le forfait peuvent être aussi des modes de facturation construits sur la base d’un taux horaire, dès lors que le cabinet est capable d’identifier les prestations qui seront couvertes par l’abonnement ou le forfait et de mesurer le temps-avocat nécessaire) vers un modèle dont l’essence même serait ce que le service apporte à l’entreprise cliente ? La facturation basée sur la « valeur créée », qui est apparue il y a quelques années aux Etats-Unis, constitue une réponse ambitieuse. Elle consiste à déterminer le prix de la prestation en fonction de la valeur qu’elle apporte au client. Elle requiert une discussion suffisamment approfondie en amont entre le cabinet et son client, afin de bien comprendre quels sont les objectifs de ce dernier, ce que ça lui apportera si ces objectifs sont atteints ou ce qu’il perdra s’ils ne le sont pas, ainsi que la faisabilité du projet (à savoir l’atteinte des objectifs grâce à la prestation assurée par l’avocat). L’intérêt pour l’entreprise de ce mode de facturation réside dans l’élimination des coûts non prévus. Le cabinet doit faire un effort d’allocation optimale de ses ressources internes pour satisfaire le client[1]. Le fait que le cabinet jouisse d’une réputation importante sur le marché ne suffit donc plus à « imposer » un coût qui ne serait pas justifié par la valeur apportée au client. Cette remise en cause du modèle de « pricing » utilisé par les cabinets est d’autant plus sensible que ceux-ci doivent assumer des frais fixés élevés, en particulier s’ils se trouvent dans des locaux prestigieux.

Le mode de « pricing » et son montant sont étroitement lié aux types de prestations réalisées par le cabinet. Richard Susskind, dans son dernier ouvrage[2], schématise l’évolution de l’offre de prestation juridique selon 5 étapes : le service sur mesure, standardisé, systématisé, packagé et « banalisé ». Il n’est guère contestable que le cabinet d’avocats ne peut facturer de la même manière un conseil « sur-mesure », a fortiori s’il s’inscrit dans le cadre d’un projet ou d’une opération complexe, et une prestation « standard » qui peut même être automatisée (par exemple, la création de modèles contractuels « en ligne »). La valeur qui est créée chez le client n’est évidemment pas la même. La théorie économique nous enseigne que plus le service proposé est « standard », plus il peut lui être substitué le service offert par un concurrent (en l’espèce un autre cabinet d’avocats), plus le client dispose d’un pouvoir de négociation important, et moins le prix pratiqué sera élevé. Se pose alors la question du positionnement concurrentiel du cabinet, ce qui nécessite une analyse stratégique. A cet égard, le modèle des « 5 Forces » de Michael Porter s’avère dune grande utilité. A partir d’une analyse de cinq facteurs (l’intensité de la rivalité entre concurrents ; la menace de nouveaux entrants sur le marché ; la menace de produits ou de services de substitution ; le pouvoir de négociation des clients ; le pouvoir de négociation des fournisseurs), le cabinet serait alors en mesure de déterminer son positionnement et sa stratégie. Mais cette analyse de l’environnement concurrentiel n’est pas suffisante. Comme le démontre l’approche « Resource-Based », la performance d’un cabinet d’avocats est aussi extrêmement dépendante des ressources et des compétences qu’il détient, et surtout de la manière dont il coordonne et déploie sur le marché ce portefeuille d’actifs.

La coordination des ressources et du capital humain, une compétence-clef du cabinet

Selon le type de services qu’il réalise pour ses clients (sur-mesure, standard, « mixte »), et de manière schématique, le cabinet doit optimiser les ressources internes qu’il contrôle et/ou accéder aux ressources externes adéquates. Le développement de contenus juridiques en ligne, qu’ils soient proposés par des éditeurs juridiques ou des sociétés spécialisées, met sous tension concurrentielle les cabinets qui proposent uniquement ou majoritairement des services « standard ». Leur durabilité va être mise à dure épreuve et leur salut passera par leur capacité à maintenir un certain niveau de profitabilité, en s’appuyant principalement sur une automatisation de la documentation juridique (contrats, statuts de sociétés, etc.) et une rapidité dans la réalisation des prestations (le profit est ici fortement dépendant du volume d’activités). Pour les cabinets dont l’activité est plutôt dédiée à la réalisation de prestations à haute valeur ajoutée, mais qui doivent néanmoins assurer un certain nombre de prestations « standard » (soit autonomes, soit dans le cadre d’une prestation « complexe »), il est capital de garder à l’esprit que le cabinet doit être géré comme une entreprise, et non comme une collection d’experts facturant des prestations. Le cabinet doit être conçu comme une « knowledge-based organisation » qui crée de la valeur pour ses clients grâce aux expertises détenues par ses avocats. Mais il ne se distingue pas de ses concurrents par les expertises en elles-mêmes, mais par la manière dont il sait les allouer aux projets que lui confient ses clients. En favorisant le travail en équipe, le cabinet d’avocats cultive son aptitude à mettre en œuvre une fertilisation croisée entre ses expertises dans différents domaines et partant, les opportunités de « one stop shopping », c’est-à-dire une meilleure connaissance des clients grâce à l’apprentissage collectif construit au fil du temps qui amènent ceux-ci à lui confier des dossiers dans des domaines plus variés.

Le cabinet se forge une compétence-clef à travers la coordination des savoir-faire et des expertises, en recherchant la plus grande rationalité économique possible. Ainsi certaines fonctions peuvent être externalisées par LPO (Legal Process Outsourcing), soit auprès de sociétés spécialisées, soit auprès de bureaux « offshore ». Le mécanisme n’est pas nouveau. Pratiqué par de nombreux cabinets nord-américains et britanniques, il touche aussi maintenant des cabinets français. Poussé à son paroxysme, la coordination d’expertises externes a donné naissance à la « virtual law firm » (cabinet virtuel), agrégat d’avocats ne disposant pas de bureaux « traditionnels », travaillant à distance grâce aux technologies de l’information, et pratiquant des prix globalement plus bas que ceux des firmes « classiques ». Toutefois la viabilité de ce modèle est questionnée.

Pour les cabinets d’avocats dont le business model est tourné vers la réalisation de prestations à haute valeur ajoutée, la gestion du capital humain est extrêmement sensible. Il existe une vraie compétition au niveau du recrutement des jeunes collaborateurs, qu’il faut intégrer dans la culture du cabinet et continuer à former. Certains cabinets privilégient le « training » interne, réalisés par des avocats du cabinet ou par des tiers, et l’on observe un nombre croissant de séminaires dédiés à des questions non-juridiques. Les firmes « globales » s’appuient beaucoup sur du « global training » afin de construire une culture commune. S’il est important qu’un cabinet dispose de « rainmakers » (les avocats qui génèrent d’importants revenus pour le cabinet), il doit également pouvoir intégrer les jeunes collaborateurs dans les équipes. Se pose alors ensuite la question de la rétention des meilleurs collaborateurs. Quelle est leur perspective d’évolution ? Ceux qui souhaitent devenir associé ou accéder au partnership en auront-ils la possibilité étant entendu que si la demande en prestations auprès du cabinet ne rencontre pas une certaine croissance, et si peu d’associés « sortent », alors la progression des collaborateurs risque d’être compliquée, sauf à réduire le profit distribué à chaque associé…

En conclusion, reconnaissons que même si le métier d’avocat d’affaires est un métier d’expertise, il exige de savoir manier les concepts économiques, stratégiques et managériaux. La détermination du business model du cabinet passe avant tout par une analyse structurée du marché sur lequel il évolue et des ressources qu’il détient (ou qu’il pourrait acquérir s’il en a les moyens). Il est important qu’il puisse aligner ses offres de prestations avec les besoins des entreprises, ce qui n’est pas toujours le cas[3]. Le choix du business model conditionne en partie le type de facturation (et le montant facturé), sachant que selon les entreprises clientes la pression peut être forte. Les diverses études et enquêtes menées tant à l’étranger qu’en France, et qu’elles soient réalisées par les cabinets d’avocats, les associations de juristes d’entreprise (ou de directeurs juridiques) ou les conseils en organisation, révèlent des tendances non-équivoques. Les grandes entreprises, souvent dotées de directions juridiques puissantes, veulent des conseils externes qui comprennent leur culture et leur business model, qui sont attachés à créer de la valeur pour le client, et qui sont capables d’être innovants. Pour les PME, et dans une moindre mesure les ETI, la difficulté réside dans leur faible capacité à identifier comment accéder à un conseil juridique adapté à leurs besoins et à leur budget, ce qui pose la question de la visibilité de l’offre proposée par les cabinets. Pour atteindre leurs objectifs de profitabilité, les cabinets d’avocats doivent absolument aligner leurs ressources internes – et en particulier les expertises détenues par leurs membres – avec leur business model. Le knowledge management, pris dans sa plus large acception, est sans nul doute l’un des facteurs-clés de performance. Qu’il s’agisse de coordonner entre elles les expertises détenues par les avocats du cabinet, de les articuler avec les expertises détenues par l’entreprise cliente, et notamment celles de la direction juridique, d’utiliser les process et les technologies adéquates, le développement durable des cabinets d’affaires nécessite qu’ils soient gérés comme des entreprises dont la capacité à innover et à se différencier constitue un facteur de survie.


[1] L’ACC (Association of Corporate Counsels) a élaboré un guide très intéressant dédié à la facturation basée sur la valeur. Il est disponible à l’adresse suivante : http://www.acc.com/advocacy/valuechallenge/toolkit/loader.cfm?csModule=security/getfile&pageid=1309263&page=/valuechallenge/resources/index.cfm&qstring=&title=Guide%%20to%%20Value%%20Based%%20Billing.

[2] Richard Susskind, Tomorrow’s Lawyers : An Introduction to Your Future, 2013, Oxford University Press.

[3] Comme le montre une étude que nous avons réalisée en 2012 : C.Roquilly, S. Cuny, C. Gard, M. Latifi, C. Oliver et C. Pecquet, Expertises juridiques et entreprises dans la région Nord-Pas de Calais : quels besoins ? Quelles réponses ? Quelle adéquation ?, EDHEC Position Paper, Mai 2012.

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