L’Europe est confrontée à un double défi. D’une part, elle connaît un accroissement de ses compétences et du nombre de ses membres, et d’autre part, elle subit une érosion de confiance d’une frange importante de sa population.
Si dans le reste du monde, elle est souvent perçue positivement comme le modèle civilisé, socialisé et démocratique de la mondialisation, l’Europe connaît aujourd’hui un vent de désamour de la part de ses citoyens. L’accroissement exponentiel de ses compétences en matière de politique économique, monétaire et commerciale et du nombre de ses membres, qui atteint 28 depuis l’adhésion de la Croatie en juillet 2013, ne fait pas l’unanimité.
Cette conférence ne s’est pas attachée à la construction de l’Union européenne (UE) mais plutôt à la réflexion sur la manière dont l’État français exerce et redéfinit ses compétences au sein d’un espace politique, juridique, économique et social élargi et régulé. En somme, « où va l’Etat dans l’Europe des Etats ? ».
Entre les murs parés de peintures impressionnistes de la belle salle d'assemblée générale du Conseil d’Etat, ses bureaux en bois massif et fauteuils de velours vert sapin, se sont confrontés trois points de vue. A la vision fédéraliste conceptuelle de Gaëtane Ricard-Nihoul, analyste politique à la Représentation en France de la Commission européenne, ont suivi la vision parlementaire de la députée de la Sarthe, Marietta Karamanli, membre de la commission des lois et vice-présidente de la commission des Affaires européennes, ainsi que le point de vue constitutionnaliste de Nicole Belloubet, membre du Conseil constitutionnel.
Hubert Legal, jurisconsulte du Conseil européen et du Conseil de l’Union européenne, directeur général du service juridique, a quant à lui tenu le rôle de modérateur des débats après avoir introduit le sujet et les intervenantes.
Selon lui, l'expression « l'Europe des Etats » pourrait être perçue comme en opposition avec « l'Europe des peuples », mais parler de l'Europe, c'est avant tout parler de l'Etat. « Le plan Schuman de 1950 a épuisé son potentiel poétique », il est vrai que les temps ont changé, la création d'une communauté dont les pays membres mettraient en commun leur production de charbon et d'acier paraît lointaine. Dès l’introduction de sa déclaration, Robert Schuman posait les ambitions de l’époque : sauvegarder la paix mondiale en réunissant les intérêts économiques des Etats, « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent ». La réunion des intérêts économiques contribuera à relever les niveaux de vie et sera un premier pas vers une Europe plus unie, pense-t-on alors avec raison. Robert Schuman professait déjà «L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait ». L’Europe a évolué, mais vers quel modèle ? La solidarité de fait existe-elle ? La citoyenneté européenne a-t-elle une résonance particulière ?
La première intervenante a rappelé l’importance du recours à la vision fédéraliste de l'Union européenne. Le fédéralisme reste le meilleure cadre de référence puisque, selon Gaëtane Ricard-Nihoul, c'est la philosophe politique qui permet de penser la politique en société.
Comme le disait Jacques Delors, le fédéralisme est d'abord une méthode. Il s'agit d'une aide à la réflexion, mais pour quelle finalité ? La pensée fédéraliste continue d'être marquée au fer rouge par la dichotomie entre l'Etat fédéral et la confédération. Pour Gaëtane Ricard-Nihoul, la confédération est fondée sur un Traité entre Etats indépendants avec droit de vote à l'unanimité, alors qu’à l'inverse, une fédération est fondée sur une constitution avec vote à la majorité qualifiée. La fédération n'absorbe pas les Etats membres, mais les transforme, elle est nécessairement un compromis politique. En tant que concept dynamique, chaque expérience fédérale a ainsi son originalité. L’intervenante fait référence à l'ouvrage sur la théorie de la fédération d'Olivier Beaud qui considère que l'UE est une espèce spéciale de fédération : la « fédération d'Etats-nations », expression utilisée par Jacques Delors dès 1994. Olivier Beaud fait aussi référence à Montesquieu reprenant l’idée d’une « union d’États librement consentie ».
Cette vision permet de trouver des débuts de réponses aux trois grandes questions qui sont les derniers nœuds de la construction européenne :
- la répartition des compétences : nous devrions évoluer vers un système figé dans le traité de Lisbonne, le cœur des compétences de l'UE sera fait des compétences partagées. Pourtant, on voit bien qu'à l'intérieur des compétences partagées il existe des pouvoirs individuels étatiques énormes, où le curseur va-t-il se placer ?
- le gouvernement européen : la question récurrente est « y a-t-il un pilote dans l'avion ? » Autrement dit, qui décide ? On ne sait pas, surtout pendant une période de crise économique majeure. Deux visions s’opposent : celle du fédéralisme « pure sucre » selon Monsieur Delors qui donne le pouvoir à la Commission, et celle plus actuelle qui donne le pouvoir au Conseil des ministres. Dans une fédération, ce qui est sûre est que le vote se fait à la majorité qualifiée et que le gouvernement dispose d'un budget important. L'intervenante défend le rôle majeur de la Commission qui travaille beaucoup pour le droit européen et la politique européenne.
- la pratique démocratique de l'UE : la réalité de la citoyenneté européenne a deux visages, un dans la sphère transnationale, l’autre dans la sphère nationale. Pour Gaëtane Ricard-Nihoul, la réalité se trouve entre les deux, ces deux espaces démocratiques sont pourtant en crise et ne se parlent pas, ce qui représente le véritable problème de l'UE aujourd'hui. En outre, les citoyens ne savent pas vraiment ce que veut dire ce statut, et quels sont leurs droits. Enfin, il faudrait penser l'avenir de la citoyenneté européenne en la rendant plus vivante et en renforçant la diversité culturelle. Le citoyen européen ne se sentira européen que s'il a l'impression que sa propre culture est respectée et défendue dans l'Union. Il faut donc défendre les cultures et créer des ponts entre celles-ci. La citoyenneté européenne paraît aujourd'hui restreinte puisqu'elle se réduit au droit d'élire. Certains évoquent la nécessité d'une « dénationalisation des droits », comme une extension du droit de vote des citoyens européens à toutes les élections par exemple.
Les intervenantes avec le modérateur Hubert Legal, le vice-président du Conseil d'Etat Jean-Marc Sauvé et le président de la section du rapport et des études Christian Vigouroux.
Marietta Karamanli rappelle, de son côté, que le droit européen est une source importante pour notre droit national, s’imposant directement ou par transposition dans notre ordre juridique interne. De fait, aucun grand domaine normatif ou budgétaire n'y échappe, le législateur interne est concurrencé par le Parlement européen. Toutefois, à l’inverse l'UE à tendance à se nourrir des expériences des parlements nationaux. Cela donne parfois des législations faites de compromis très efficaces, à l’image de ces trois exemples concrets tirés du droit pénal :
- élaboration de la première loi française de transposition de directive dans le domaine pénal en 2013 ;
- Eurojust et Europol constituent des agences européennes opérationnelles dont les Etats membres veulent renforcer l'efficacité ;
- projet de création d'un Parquet européen.
La députée pense qu'il existe une nouvelle façon de travailler au sein de l'Union européenne. La commission parlementaire des Affaires européennes a pris la mesure du changement et s'informe toujours des projets d'actes législatifs européens et fait de plus en plus souvent des recours pour non respect du principe de subsidiarité (qui implique que, pour les compétences partagées, l’UE ne peut intervenir que si elle est en mesure d’agir plus efficacement que les Etats membres). Les parlementaires ont un véritable rôle à jouer vis-à-vis des réglementations européennes. La commission des lois a, par exemple, institué pour la première fois en 2012 un rapporteur qui suit de manière permanente les textes européens impactant la politique française. En outre, dans le travail parlementaire de réforme du droit pénal imposé par les directives européennes, les sénateurs et les députés ont enrichi la réforme en faisant œuvre de création significative.
Dans le registre de la coopération parlementaire, les gouvernements commencent tout juste à comprendre que des associations et des réunions entre parlementaires des Etats membres sont nécessaires pour faire évoluer les positions et peser sur les décisions de la Commission européenne. Pour Marietta Karamanli, il ne faut pas laisser les débats européens aux lobbies. S’il est vrai que les Etats nations ont perdu en substance et en efficacité dans leur ressort propre, ils peuvent regagner ce terrain en investissant la politique de l’UE.
Le problème est qu’il existe une pluralité des lieux de décision et d'avis qui ne se croisent pas. La Commission joue sur la technique et l'absence de coordination entre le Parlement européen, les parlements nationaux et le Conseil, ainsi les lois européennes sont peu visibles et très techniques. Il y a donc une véritable nécessité de clarifier les rôles et ré-injecter de la légitimité dans le processus législatif européen.
Pour terminer sur une note plus optimiste, la députée rappelle que si on est très critique à l'intérieur de l'Europe, il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'une institution enviée par le monde entier.
La vision constitutionaliste de Nicole Belloubet apporte à cette conférence un aspect juridique incontournable. De fait, elle démontre que le droit, puissant vecteur d'intégration, a largement contribué à la construction européenne. Aujourd’hui, les cours suprêmes et les tribunaux constitutionnels construisent l’Europe de demain. En réalité, la Constitution française a souvent été impactée par le droit européen. Elle l'a même été deux fois en cinq ans et en sens contraire à propos de l'adhésion d'un nouvel Etat dans l'UE. Pourtant, à l’image de la pyramide de Kelsen, la Constitution reste au sommet de l'ordre juridique interne.
Si depuis la célèbre décision IVG de 1975 le Conseil constitutionnel n’opère pas de contrôle de conventionnalité, il semble malgré tout qu’il soit devenu un juge européen puisqu'il doit faire respecter des normes instituée par l'UE.
Pour l’intervenante, cette force du droit de l'Union est porteuse de contraintes, de plus-values et de pistes d'évolution.
Contraintes :
- perte progressive des compétences régaliennes (justice, défense, démocratie, police) avec les lois de transposition des directives ;
- politique budgétaire serrée (loi organique du 17 décembre 2012) ;
- influence sur le droit et la justice (mandat d’arrêt européen mis en place par l'article 88-2 de la Constitution, intégration de la jurisprudence européenne par les magistrats français, rôle croissant d’Eurojust et Europol, projet de Parquet européen).
Plus-values :
- processus d'intégration très attractif (bientôt l'Europe des 35) ;
- capacité à stabiliser le continent (paix, accord sur le nucléaire avec l'Iran, Ukraine) ;
- affermissement de l'Etat de droit (CJCE, CEDH, prise en compte de la jurisprudence européenne en droit interne, contrôle du PLFSS, approfondissement de la démocratie : lois sur la transparence, la parité…).
Pistes d'évolution :
- Jacques Delors avait écrit en 2011 « quand il s'agit de prendre des décisions et de les exécuter, l'Europe des Etats est tout sauf efficiente » ! (Europe diversifiée a plusieurs vitesses à réorganiser) ;
- fédération et société hybride, repenser le périmètre de l'Etat, que reste-il de la souveraineté ? Où sont les frontières ? Les compétences régaliennes existent-elles encore ? Architecture infra-étatique à deux niveaux (région, intercommunalité), peut-on aller jusqu'à supprimer des administrations internes redondantes avec des administrations européennes ? (problème d’illisibilité de l’Etat, le rapport public 2007 du Conseil d’Etat est toujours d'actualité) ;
- il faut faire un bon usage de la différenciation, c'est possible avec les clauses « op-in » et « opt-out » permises par le Traité de Lisbonne admettant la coexistence entre les différents ordres juridiques et politiques nationaux.
En conclusion, il est clair que la citoyenneté, dans sa complétude, reste attachée à l’Etat, et que c’est à ce dernier, avec ses citoyens et au sein de l’Europe des Etats, de décider de l’avenir de l’Union.