Affiches Parisiennes : Quelle est votre vision de la fonction de directeur juridique ?
Maurice Bensadoun : Jusqu’à la fin 2013, j’avais la charge de la direction juridique et des assurances de la division eau de Véolia, groupe coté à la Bourse de New York et à la Bourse de Paris (Euronext Paris), dont le directeur juridique est Éric Haza. J’occupe la position de directeur juridique depuis 1998. Véolia est la troisième entreprise dans laquelle j’assume ces fonctions, après le groupe Framatome/Areva dans lequel j’ai travaillé pendant 25 ans, et le groupe Assystem, également coté à la Bourse de Paris.
Ce qu’on demande aujourd’hui à un directeur juridique à la tête d’un service étoffé, c’est d’être un « business partner » pour la direction générale et les opérationnels au service de l’entreprise. C’est aussi d’être un manager, un leader chargé d’animer et de donner le cap, avec des outils, des méthodes, mais surtout un projet. Un directeur juridique doit également avoir une légitimité technique. Au cours de sa carrière, il doit avoir rempli des missions emblématiques, à travers les contrats internationaux, les fusions-acquisitions, les contentieux, le corporate, la compliance… Cette légitimité lui permet d’asseoir une autorité naturelle. Il doit avoir la charge des dossiers importants, sans oublier le management de l’équipe juridique. Manager est particulièrement important pour la réussite professionnelle de toute l’équipe. Au sein de Véolia, la moitié de mon temps était consacrée au management, à travers les entretiens annuels, les objectifs, les bonus. Il me fallait également deviner les attentes des juristes, leurs ambitions, leurs souhaits légitimes. Un manager doit avoir une vision et proposer des perspectives aux membres de son équipe…
A.-P. : Combien de juristes dirigez-vous ?
M. B. : Début 2011, lorsque je suis arrivé chez Véolia, le groupe comptait environ 300 000 collaborateurs. Combien de juristes ? Comme je suis un optimiste de nature, j’ai retroussé les manches et, avec une assistante très dynamique, nous avons défini ce qu’était un juriste : minimum Bac + 5 en droit ou équivalence pour les étrangers. Nous avons cherché dans le monde les collaborateurs proches de ce portrait-robot. À l’époque, dans la division « eau » – qui représentait fin 2013 la moitié du chiffre d’affaires du groupe, environ 12,5 milliards d’euros –, nous avons trouvé 160 juristes travaillant dans 45 pays, sans compter les « paralegal » et les moutons à cinq pattes comme les traducteurs en Chine. Nous avons ainsi identifié une équipe de 200 personnes dans la division. Pour les Français, dans un premier temps, j’ai organisé une réunion chaque mois. Pour les responsables juridiques étrangers, j’ai fixé deux réunions annuelles, à Paris, portant sur des sujets opérationnels, purement juridiques ou liées aux outils informatiques… Ce sont eux qui proposaient les thèmes. Une grande opération de « team building » a également été entreprise afin que les gens se rencontrent et apprennent à se connaître. En trois ans, elle était couronnée de succès. Le groupe comptait alors environ 350 juristes, toutes activités confondues.
J’ai ensuite structuré les services. Il y a à présent une logique d’organisation différente, avec une seule entité Véolia par pays, l’échelon des divisions ayant été supprimé. Le patron est celui qui gère l’activité locale la plus importante. Tout le monde lui reporte hiérarchiquement. C’est une nouveauté.
A.-P. : Vous travaillez donc avec des juristes de toutes nationalités ?
M. B. : Oui, puisque nous intervenons dans 45 pays, de l’Australie à Singapour, en passant par la Chine. Nous y avons trois sièges, Hong Kong, Shanghai et Pékin. Un juriste français travaille à Singapour alors qu’en Australie, il n’y a que des juristes australiens. Aux États-Unis, ce ne sont que des juristes américains. J’ai fait progressivement connaissance avec les responsables juridiques et les juristes locaux.
A.-P. : Disposez-vous de moyens importants ?
M. B. : Il faut savoir que la Générale des eaux, l’ancêtre de Véolia, est une très vieille dame de 162 ans. Il ne faut pas trop la brusquer. Depuis quatre à cinq ans, elle a subi de grands changements. Depuis toujours, la culture de décentralisation est extrêmement profonde. C’est une valeur clé du groupe. Pour nous, la centralisation n’avait d’ailleurs aucun sens. C’est le business model du contrat de concession – un contrat, un entrepreneur, une société… Quand je suis arrivé, j’ai demandé à ce qu’on mette sur pied un programme de réduction de ce que j’appelle les « boîtes à sucres », c’est-à-dire des sociétés qui se sont vidées au terme d’un contrat.
En France qui fait encore 40 %% du chiffre d’affaires, il y a deux importantes « business unit », l’eau, et la propreté. Les juristes qui travaillent en France sont pour la plupart des spécialistes du droit public, du droit administratif, de partenariats public-privé, des relations avec les collectivités territoriales, du droit de la concession… À présent, stratégiquement, l’idée est d’aller vers l’industrie où l’anglais est nécessaire. Nous avons signé un contrat au Chili, avec Codelco, – le plus grand producteur de cuivre au monde, ndlr –, un autre en Australie, dans le secteur du gaz de schiste, pour ne prendre que ces deux exemples…
« L’attractivité du droit français passe par la sécurité contractuelle. »
A.-P. : Vous êtes également administrateur de l’AFJE et vous avez récemment dirigé les travaux sur le projet de réforme du droit des contrats. Pouvez-vous nous présenter les propositions et les suggestions que vous avez présentées au ministère de la Justice ?
M. B. : Je renvoie les lecteurs intéressés à notre contribution du 28 avril – publiée sur le site de l’AFJE, ndlr. Sur la base du volontariat, j’ai constitué un groupe de travail « ad hoc » qui a œuvré à marche forcée pour analyser les quelque 300 articles du projet de réforme. Nous avons livré une synthèse qui est l’une des 250 contributions reçues à ce jour par la Chancellerie, selon Christiane Taubira. Nous avons travaillé dans le sens de la défense des intérêts des entreprises et à travers ce thème, du métier de juriste d’entreprise. Le contrat sous toutes ses formes est, en effet, le « pain quotidien » des juristes d’entreprise, que le contrat soit domestique ou international. Il y a donc de nombreux articles du projet sur lesquels nous n’avons rien à dire. Sur ceux qui concernent directement l’entreprise, certains méritent d’être revus.
A.-P. : Quels sont ces articles ?
M. B. : Je vais vous donner quelques exemples, en notant néanmoins que ce projet a le mérite d’exister et que sa rédaction n’a pas dû être simple puisque cela fait 211 ans que nous avons le même titre du Code civil. Premier point, à l’AFJE, nous sommes très sensibles à la sécurité contractuelle. Puisqu’on parle beaucoup de l’attractivité du droit français, nous souhaitons que les gens qui signent des contrats internationaux soient rassurés, en évitant notamment une rétroactivité des lois.
L’AFJE demande donc à la Chancellerie de préciser clairement les articles qui sont d’ordre public.
Le principe général qu’on trouve dans la plupart des droits, c’est la liberté contractuelle. Les parties sont libres de négocier avec une seule limite : l’ordre public. Deuxième principe mis en œuvre dans le projet : la bonne foi. Celle-ci intervient maintenant dès le stade la négociation.
Dans le projet de réforme, certains articles commencent par « sauf clause contraire », c’est alors clairement supplétif. En revanche, on ne le dit pas pour d’autres articles. Nous, juristes d’entreprise, ne pouvons prendre le risque d’un conflit d’interprétation. J’ai fait remarquer à Philippe Dupichot et à Bruno Dondero – professeurs de droit privé, Paris I Panthéon Sorbonne, ndlr – que certains articles peuvent être des boîtes de Pandore, par exemple, l’imprévision, le « hardship », qui n’était pas admis en droit privé. Il est évident que cet article ne nous gênerait pas s’il était clairement supplétif. Nous pourrions alors l’écarter. Les deux professeurs suggèrent qu’« il est supplétif ». D’autres éminentes personnalités, y compris à la chancellerie, nous ont confirmé ce point.
Deuxième exemple, nous avons appris qu’il ne faut plus parler latin… Mais dans le droit français, dans le droit continental, il y a en arrière-plan 2 000 ans de droit romain et une règle : « la loi spéciale l’emporte sur la loi générale ». Il faut que cela aussi soit écrit. Pourquoi ? Parce que le code civil et le projet de réforme dans sa version actuelle constituent le droit commun ; un socle qui s’applique à tout. Ensuite, par capillarité, s’est développée une kyrielle de lois spéciales, par exemple le droit de la consommation qui protège le faible par rapport au professionnel, le code des assurances, le code monétaire et financier ou, plus emblématique encore, le droit du travail qui protège le salarié. Or, ce dernier est devenu illisible. Le président Badinter et le professeur Antoine Lyon-Caen en demandent une réforme totale tant il est devenu illisible ! Il est évident qu’en BtoB – business to business, ndlr –, surtout dans l’industrie, nous n’allons pas intégrer cette protection du consommateur. Cela signifie que la loi spéciale l’emporte sur la loi générale, encore faut-il le dire…
A.-P. : Vous avez également pris position sur la sécurité contractuelle…
M. B. : La sécurité contractuelle passe par un certain nombre de points basiques. Il y a notamment dans le projet de réforme un flou artistique autour de la notion de « résolution », un mot qui existe dans le code civil, mais dont les conséquences juridiques sont très différentes de celles de la « résiliation ». La résiliation opère pour l’avenir et ses conséquences sont précisées dans les contrats industriels, tandis que la résolution, c’est l’anéantissement rétroactif de l’acte juridique et de ses effets. Dans beaucoup de situations, c’est impossible de revenir en arrière lorsque certaines prestations sont déjà exécutées. J’ai vécu cela dans le nucléaire. C’est traumatisant… Mais cela ne peut pas être la règle de base ou alors nous rêvons ! Les mots ont un sens…
Autre exemple, le « droit transitoire ». On parle d’une entrée en vigueur du texte de cette réforme au 1er trimestre ou au 1er semestre de l’an prochain. La loi va-t-elle s’appliquer aux contrats en cours ? Aux négociations en cours – puisqu’il introduit la phase de pourparlers – ? Qu’est-ce cela veut dire concrètement, puisque souvent la « négociation » n’a pas d’effet engageant ? Sauf si on se place sur le terrain de la responsabilité délictuelle, mais ce qui n’est pas le cas puisque nous parlons de responsabilité contractuelle. Tout cela devrait être clarifié sans trop de problèmes.
Il y a encore, comme vous le voyez, beaucoup de travail à faire sur la rédaction. Il faut trouver une harmonie. Certes, les concepteurs de ce texte ont utilisé des mots modernes, mais on ne trouve plus « la convention », par exemple. « L’obligation de moyens » et « l’obligation de résultats », mériteraient d’être clairement définis, qu’est-ce que cela veut dire ?
Que devient le triptyque, à la base du droit des obligations : obligation de donner, de faire ou de ne pas faire ? Tout cela était certes en latin, mais est-ce une raison pour le supprimer ? Derrière ces notions, il y a des réalités économiques importantes. On voit apparaître le terme « prestation », mais il est ambigu… Il y a donc un gros effort de clarification à entreprendre. N’oublions pas que l’attractivité du droit français passe par la sécurité contractuelle.
A.-P. : Existe-t-il d’autres points qui posent problème à vos yeux ?
M. B. : Oui, notamment l’intrusion du juge dans le contrat. C’est la « bête noire » des Anglo-Saxons. Si un projet stipule que le juge peut modifier le contrat, faire un avenant, le suspendre, le résilier… C’est un vrai problème. Dans une chronique au recueil Dalloz qui vient d’être publiée, des spécialistes de droit comparé écrivent que le juge est à présent la troisième partie au contrat. Naturellement, cela fera fuir tout le monde, surtout nos partenaires étrangers.
Quand vous interrogez les auteurs du texte de la réforme, ils vous disent « nous avons voulu mettre en place un mécanisme incitatif pour que les parties puissent s’entendre ». Je prends un autre exemple, celui de « l’imprévision », c’est-à-dire le bouleversement des conditions économiques du contrat qui rend son exécution excessivement onéreuse pour une partie. Aujourd’hui, dans les contrats internationaux, le prix fixé est assorti d’une clause calée sur des indices, soit le cours des matières premières, soit le taux de change des monnaies… Si vous avez un contrat-cadre important, pour acheter du minerai, par exemple en dollars, avec les fluctuations enregistrées à certains moments, vous pouvez vous retrouver dans une situation dramatique. Le prix mentionné au contrat peut donc être adapté selon des critères objectifs. L’article tel qu’il est actuellement rédigé part peut-être d’un bon principe, mais il énonce que si les parties refusent de négocier ou que si les négociations n’aboutissent pas, l’une d’elles peut demander au juge de régler la situation. C’est tout simplement une prime à la mauvaise foi ! Une partie peut ainsi tout bloquer et même tout faire sauter en allant devant le juge. C’est inacceptable du point de vue de la sécurité juridique. Le rôle du juge dans cette affaire est important. Certes, la protection du plus faible est une tradition. Mais dans une relation BtoB, sauf cas particulier (dépendance économique, sous-traitants), il n’y a pas de partie faible…
Nous avons supposé dans la contribution de l’AFJE précitée que la responsabilité civile, dite « délictuelle », ne faisait pas partie du champ d’application de la réforme.
Le 8 juin dernier, nous avons appris que dans les cartons de la Chancellerie, existait un projet de 90 articles touchant la responsabilité civile. Cette réforme suivrait la voie parlementaire…
A.-P. : Connaissez-vous la teneur de ces articles ?
M. B. : Nous sommes dans l’expectative. Nous parlons de la protection des intérêts des entreprises concernant la validité des clauses de limitation ou d’exclusion de responsabilité, la validité des clauses d’exclusion des dommages indirects ou immatériels, la validité du caractère forfaitaire et libératoire des pénalités de retard ou de performance… Il y a là beaucoup d’incidences financières, en lien avec les assurances. On ne connaît pas le projet du ministère…
« Notre cheval de bataille, c’est la confidentialité des avis et des correspondances, et nous ferons tout pour l’avoir, d’une manière ou d’une autre. »
A.-P. : Comment les entreprises peuvent-elles anticiper cette réforme ? Notamment les directions juridiques…
M. B. : Sur le fondement de notre synthèse, nous avons demandé que les directions juridiques se saisissent du problème. Il faut qu’elles fassent relire ce texte par leurs jeunes juristes et par ceux qui ont davantage d’expérience, afin de faire remonter toutes les interrogations. Voilà, ce que nous devons faire dans les mois qui viennent. Nous avons encore du temps pour espérer modifier le texte dans le bon sens. C’est aussi une façon de se familiariser avec la réforme, à commencer par les changements d’articles.
Je me rends compte que la plupart des juristes n’ont pas lu le projet de réforme. Les commentaires qui ont été faits part l’AFJE sont assez proches de ceux de l’AFEP – Association française des entreprises privées, ndlr –, du Medef et de la Fédération bancaire française. Il faut voir en fonction de l’expérience des uns et des autres en quoi ce texte nous interpelle.
A.-P. : Y a-t-il des points particuliers à anticiper ?
M. B. : L’attractivité du droit français est importante, pas seulement dans les anciennes colonies ou la francophonie. Derrière elle, il y a beaucoup d’intérêts économiques. Quand le texte sera finalisé, je pense qu’on laissera du temps aux juristes avant que la loi n’entre en vigueur au 1er janvier 2017 – notre souhait –. Ils pourront se familiariser avec ce nouveau droit positif, notamment à travers des séminaires de formation.
A.-P. : Récemment, le Conseil national des barreaux a refusé, par résolution, le souhait des juristes d’entreprise de bénéficier de la confidentialité de leurs avis. Quel est votre sentiment ?
M. B. : C’est un sujet débattu depuis 25 ans. Sur le fond, je vous renvoie aux récents communiqués de l’AFJE et à leurs termes très vifs. Le Cercle Montesquieu nous a rejoints dans ce combat pour lequel nous sommes extrêmement vigilants. Dans la pratique, quand j’échange avec mes juristes américains, je ne peux pas leur écrire un certain nombre de choses. Eux peuvent le faire. Alors, nous nous téléphonons ou nous nous voyons. Si vous regardez la liste des directeurs juridiques des entreprises du CAC40, un tiers d’entre eux est aujourd’hui étranger. Si la France ne veut pas qu’il y ait de directeurs juridiques français, elle n’a qu’à continuer comme cela. Des entreprises délocalisent actuellement leur service juridique, à cause de cette question… En son temps, Jean-Charles Savouré, ancien président de l’AFJE, avait parfaitement bien formulé notre position. Nous ne défendons pas un statut personnel, à l’inverse des avocats. Nous vivons très bien comme nous sommes. La confidentialité des avis et des correspondances est un droit pour l’entreprise. Son absence créée une distorsion de concurrence inacceptable, notamment par rapport aux juristes anglo-saxons. Ce que nous demandons, ce n’est rien de plus que ce qui existe en Belgique où la confidentialité des juristes d’entreprise est différente du secret professionnel des avocats. C’est en fait un sujet assez technique. Cette année, où nous avons entrepris un grand lobbying auprès des parlementaires, nous nous sommes rendu compte que la plupart des gens ne connaissait pas le fond du problème, à commencer par les avocats. Le CNB est sur des positions obsolètes, conservatrices en se focalisant, à tort, sur le lien de subordination des juristes d’entreprise à leur employeur.
Par ailleurs, je ne suis pas favorable au statut d’avocat en entreprise. C’est une usine à gaz inventée par Jean-Michel Darrois dont les avocats eux-mêmes ne veulent pas.
Malgré l’opposition du CNB, nous allons continuer à demander la confidentialité pour les juristes d’entreprise, et le demander de plus en plus fort. Actuellement, 2,1 milliards d’euros sont réglés chaque année, par les entreprises, aux avocats de province, notables et personnages frileux, à tous ces gens qui sont contre cette mesure.
Les avocats ne se sont jamais intéressés à nous. Certains, les plus anciens, pensent toujours que les juristes d’entreprise sont des capacitaires en droit. En fait, nous en savons plus qu’eux, notamment en droit des contrats. D’ailleurs, avez-vous vu des contributions d’avocats à l’actuel projet de réforme ?